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On donne aujourd’hui son adresse e-mail pour pouvoir être joint. Elle s’est
ajoutée à ce qu’on donnait auparavant : son numéro de téléphone, fixe puis
portable, et depuis plus longtemps encore son adresse postale. Dans les
civilités d’aujourd’hui tout cela est assez naturel, mais pourtant, au
passage, c’est un changement de civilisation qui s’est peut-être effectué.
L’adresse postale était géographique, une inscription certaine dans
l’espace, une révélation de l’endroit où notre corps, au minimum, se repose
de son vivant. Plusieurs personnes pouvant vivre à la même adresse, il
fallait alors préciser le nom, en toutes lettres, sur l’enveloppe. « Parti
sans laisser d’adresse », était partir définitivement ; localement, une
vraie mort sociale. Le numéro de téléphone inaugura un premier jeu avec
l’espace : d’abord ce n’était qu’un numéro, ensuite s’il trahissait une
position géographique, elle restait imprécise pour le commun des mortels. Le
début du numéro disait bien où vous étiez, mais à peu près, et pour le reste
seule l’administration pouvait savoir. Au surplus un même numéro pouvait
cacher plusieurs personnes. Le portable fit un pas considérable : son numéro
restait bien une adresse, mais sans localisation (sauf, comme d’habitude,
pour la police) puisque nous sommes devenus joignables même mobiles. En
contrepartie, un portable est personnel. Par rapport au fixe, je ne sais
plus où tu es, mais je sais que c’est toi, et à l’échange, aujourd’hui, j’y
gagne. Avec l’adresse e-mail on est allé encore plus loin : je ne sais pas
où tu es, ni quand tu me liras, je ne suis pas certain que c’est toi, mais
pourtant je te joins. Une synthèse sélective des qualités de toutes les
autres adresses: comme le numéro de téléphone, elle se rit de l’espace réel,
mais comme l’adresse postale, elle suppose d’écrire le nom. Pourtant le nom
n’est plus qu’un nom car il y a plusieurs façons de l’écrire, cette partie
qui précède l’arobase dans une adresse e-mail. Le prénom réduit à une lettre
avant le nom de famille (jchirac@etat.fr), le prénom séparé par un point du
nom de famille (jacques.chirac@etat.fr) , la même chose sans le point, ou
avec un souligné, et d’autres variantes encore. Nous pouvons d’ailleurs
avoir autant d’adresses que nous voulons. Plus on en a, plus on se
dissimule. Nous vivons l’ère des pseudonymes. Mais à chaque étape de cette
évolution le mot adresse retourne à son sens d’avant la poste, celui qu’on
trouve encore dans une expression comme « je m’adresse à vous », celui de
direction. Quand la direction est bonne, l’adresse devient même le
substantif de l’adjectif adroit, plus par proximité de sens que par rigueur
étymologique. Le sens de « parler dans la direction de » passa au 15° siècle
en anglais, puis revint lors de la révolution française, une adresse
signifiant alors une communication de l’assemblée au roi. En anglais, avec
deux d, le sens du mot s’est étendu et recouvre notamment le fait de «
s’occuper de », sens qui revient aujourd’hui dans le franglais des affaires
où « adresser un problème » veut signifier qu’on va le régler virilement
pour relever les challenges de la globalisation. Mais c’est bien l’adresse
qui est le problème dans ce monde global, où de toutes façons, les pauvres
n’ont pas d’adresse, et les riches en ont trop. |
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