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Est-on un pirate quand on télécharge un morceau de musique sur Internet ?
Oui, clame l’industrie du disque. Bien sûr, font en écho la plupart des
gouvernements. Est-on un pirate quand on enregistre sur une cassette le même
morceau qui passe à la radio ? Non, avoue la loi de 1985, qui prévoit
cependant une taxe sur la cassette vierge pour compenser, mais donc
reconnaître, cette pratique. Il s’agit pourtant bien de la même chose. Le
mot pirate est donc à géométrie très variable. Ce n’est pas nouveau. Dans
les années soixante, le succès du rock dans le nord de l’Europe dut beaucoup
aux radios pirates qui contournaient le monopole public de l’audiovisuel
pour émettre une musique boudée par les radios officielles. Les maisons de
disques soutenaient alors les pirates. Ces stations, légalisées aujourd’hui,
sont présentées dans les manuels d’histoire des médias comme des pionniers
de la liberté. Pirate un jour, décoré le lendemain. La fin des années
soixante vit aussi l’apparition des pirates de l’air. En tant que preneurs
d’otages, ils restent heureusement honnis, mais certaines de leurs causes
ont aujourd’hui pignon sur rue et des pirates ont fini ministres.
D’ailleurs, ce mot au sens variable dans le temps, l’est également dans
l’espace. L’apogée des pirates, au sens des films avec Errol Flynn, est
atteinte dans un 17ème siècle où s’affrontent dans les îles les
colonialismes anglais, espagnols, français et hollandais. Pour une grande
part, les pirates des uns étaient les corsaires des autres, c’est-à-dire des
équipages autorisés par leur gouvernement à « courser » la marine marchande
de l’ennemi. Il y avait certes des indépendants, fiers et galeux, agissant
sans dieu ni maître. La mémoire collective (c’est-à-dire Hollywood) les
privilégie. Mais dans la réalité, ils n’étaient que menu fretin comparés au
piratage organisé par des Etats qui poursuivaient deux objectifs : priver
les colonies de leur ravitaillement, et, dans l’autre sens, empêcher les
métropoles adverses d’accumuler des richesses. L’étymologie nous renseigne
alors sur la profonde ambiguïté du mot comme de ce qu’il désigne. Pirate a
suivi la trajectoire classique du grec vers le latin, puis vers le français
et de là vers l’anglais, où il est cependant concurrencé par une gamme de
mots plus précis : hi- ou skyjacker pour les pirates de l’air, cracker pour
l’informatique, phreaker pour le téléphone. En grec donc, peirates désignait
bien les bandits maritimes qui attaquaient les navires. Mais le mot, nous
dit le Dictionnaire Historique de la Langue Française, vient lui-même de
peira , expérience, tentative, essai, qui désignait aussi la tentative de
séduction d’un galant partant à l’abordage d’une belle. Où l’on retrouve
Errol Flynn. Et c’est sans doute pourquoi les industries de la communication
ont collectivement une attitude parfaitement ambiguë face au piratage. Côté
cour, elles couinent qu’on les assassine : « ma cassette, ma cassette ! »,
c’est l’ensemble des œuvres de l’esprit qui est menacée de tarissement par
les délinquants à graveur de CD. Mais côté jardin, c’est la même industrie
qui prospère en vendant les armes du crime. Sony vend des disques et des
graveurs, Microsoft explique d’un côté qu’il faut payer et ne pas copier ses
logiciels mais de l’autre décide de fournir gratuitement son navigateur pour
tuer Netscape. Et il n’y a pas plus inquiet qu’une firme de jeux vidéos qui
constate que ses titres ne sont pas « piratés ». Car le piratage est en
rapport avec la séduction. |
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