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Quel est le rapport entre un vendeur de Marks and Spencer, un étudiant en
fin de second cycle, un joueur amateur de football et une firme ayant le
droit d’utiliser le nom d’une vedette ? Tous sont des licenciés. C’est que
le mot « licence » a subi avec les siècles un travail d’écartèlement qui lui
faire dire, en douce, le contraire de ce qu’il signifiait initialement. Par
exemple, l’installation d’un logiciel comporte, parmi d’autres formalités
ennuyeuses, le passage devant un écran où l’on clique négligemment sur le
bouton « oui, j’accepte les termes de la licence ». Les éditeurs prétendent
que, par ce geste, nous avons signé un contrat, un « accord de licence »,
par lequel nous nous engageons à toutes sortes de choses. Prenons le cas de
l’antivirus McAfee Viruscan : il est interdit notamment de prêter le
logiciel à quelqu’un, ou de le revendre (article 5). L’article 6 précise que
l’éditeur ne donne aucune garantie de qualité du programme, et que
l’utilisateur est tenu pour responsable des résultats obtenus par son usage.
Bref, cet accord de licence - notons qu’on ne le « signe » qu’après avoir
payé le logiciel - nous interdit pratiquement tout sinon de tenter
d’installer le programme. Bien étrange destin pour un mot désignant à
l’origine une liberté, licentia, en latin, signifiant « faculté de faire
librement ». Progressivement, passé en anglais et en américain, où il
s’écrit le plus souvent license, le mot s’est dispersé dans plusieurs
directions qui semblent aujourd’hui éloignées. La licence reste chez les
moralistes une liberté prise avec les règles, qui conduit tout droit à la
débauche. Les moralistes d’entreprises justifient les licenciements, sans
doute en restant fidèles au sens initial de « rendre sa liberté ». Dans le
monde industriel, il y a longtemps que fabriquer sous licence signifie
utiliser légalement le brevet d’une autre entreprise : la firme roumaine
Dacia fabriquait sous Ceaucescu des clones de la Renault 12 sous licence.
Mais le mot peut désigner aussi un diplôme universitaire, une autorisation
administrative, dont la plus célèbre chez nous est sûrement la Licence IV,
sans doute à l’origine de bien des licences poétiques, enfin une inscription
dans une fédération sportive. Le multimédia préfère un dernier sens, celui
relatif à l’acquisition par un éditeur du droit d’utiliser le nom d’une
personnalité, d’une épreuve sportive ou de n’importe quoi de célèbre, ainsi
que les images qui s’y rattachent. On avait ainsi des jeux de football avec
la « licence Ronaldo », la licence Spice Girls ne vaut plus rien, mais on
aura bientôt des « licences Harry Potter ». Ces licences sont la plupart du
temps des licences d’exclusivité, c’est-à-dire que leur valeur est autant
dans ce qu’elles autorisent à faire que dans l’interdiction qui est faite à
tous les autres d’en faire autant. Ce sont elles qui révèlent le plus
clairement ce que le mot désigne aujourd’hui, au moins dans le cyber : non
plus une liberté, mais un encadrement de la liberté. La Licence IV des
débits de boisson était il est vrai un prototype puisqu’elle a été
introduite non pas comme signifiant la liberté de vendre des boissons
alcoolisées, mais comme une exception à la règle qui est l’interdiction d’en
vendre. Licence ne va sans doute pas s’arrêter en si (mauvais) chemin. Porté
par les vents de la judiciarisation de la société et du rôle croissant de la
propriété intellectuelle dans l’économie, son avenir est aussi radieux
qu’inquiétant. |
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