|
Le téléphone classique (fixe, précise-t-on maintenant) a vécu un siècle un
quart dans un extrême dénuement lexical. Inventé dans un XIX° scientiste où
il était de bon ton d'aimer le grec (photographie, cinématographe,
électricité) le téléphone s'est contenté d'un seul mot pour désigner la
chose (le combiné, le poste), la technique, l'usage (téléphoner) et
l'ensemble du système. Ce mot unique était aussi la raison d'être d'un
monopole public, ce n'est sans doute pas sans rapport. Aujourd'hui, nous ne
sommes plus de cette sorte d'hommes des bois. Le téléphone du début du XXI°siècle
caracole en soulevant des nuages de mots : GSM, portable, cellulaire,
opérateur, terminaux, etc. Ce tohu-bohu a une histoire : on a d'abord dit
radiotéléphone, mot nimbé du charme désuet des antiques années quatre-vingt.
Les Québecois disaient déjà cellulaire, parce que la technique de ce réseau
repose sur des cellules qui quadrillent le territoire. Aujourd'hui encore on
dit cellphone aux Etats-Unis, ou sélilé en créole haïtien. Les premiers
branchés, à Deauville, parlaient de leur motorola, avec l'accent de Roger
Hanin. On dit encore un GSM. Petit à petit, avec l'immense succès, c'est le
mot portable qui s'est imposé ("Eteignez votre portable, s'il vous plait").
Mais voici que pousse mobile, surtout chez France Telecom (sans accents,
hélas, sur les e). A la bourse des mots, il est avisé d'acheter du mobile
dès aujourd'hui, c'est une valeur de croissance. Comme portable d'ailleurs,
le mot est le même en anglais. Ses sens proches ont de fortes connotations
positives dans l'entreprise : vois, patron, comme je suis mobile (et non
portable, qui fait poids) ! Le cadre mobile a déjà intériorisé la
flexibilité. Il va vite, c'est un nomade sans la moustache, ni la détestable
habitude de saccager les business plans des sédentaires. Mobile a ses
lettres de noblesse dans la physique scolaire (la cinématique justement),
comme dans l'art "moderne" (un mobile de Calder). Et puis il est riche d'une
histoire longue de sept siècles. Héritier du latin movere (comme moteur), il
a semé en chemin meuble. Un meuble est mobile, autant qu'un immeuble est
immobile. Ce qui n'empêche pas l'immobilier de connaître des mouvements.
Petit malin, le mot peut être l'objet du mouvement, mais aussi sa cause : le
mobile du crime, ou, plus généralement celui d'une action quelconque. Mais
comme il désigne alors un but, on peut remarquer qu'il sait être point de
départ, point d'arrivée et aussi jouir du trajet. Ce furet a su également
réussir la plus spectaculaire fusion-acquisition du XX° siècle avec
automobile. Les deux compères en ont bénéficié : auto a pu ensuite croire en
sa capacité de vivre une carrière solo. Mais c'est bien mobile qui l'avait
propulsé là, car sans lui il ne serait qu'un pédant maladroit. Mais dans
cette ombre propice, mobile a sans doute dévoré en silence son partenaire
trop confiant. Aujourd'hui, l'auto, c'est la pollution, le mobile, c'est la
liberté. Beau travail. |
|