|
Ordi et bécane
Diminutif d'ordinateur, mais réservé en fait aux micros, ordi
est d'apparition très tardive, la fin des années quatre-vingt dix. Ce terme
évident ne pouvait s'installer, malgré sans doute de très nombreuses
tentatives anonymes, qu'une fois consommée la banalisation de l'objet qu’il
désigne. D'apparence un peu plouc, il est en fait "jeune" : les utilisateurs
de moins de vingt-cinq ans ont toujours connu les micros, et ils ne voient
ni pourquoi ils auraient la moindre chance de se distinguer à leur sujet, ni
le moindre risque de paraître ringards à leur endroit. Le micro-ordinateur
va tellement de soi que le plus court est le mieux, et si PC et micro ne
sont ni plus longs, ni très vieux, ils n’affirment plus rien.
Ce procédé de fabrication de mot par raccourcissement, dont le nom savant
est la troncation, apparaît dans la langue populaire au début du XIX°
siècle. En tout cas, on n’en a pas conservé de traces plus anciennes. Les
mots obtenus par ce procédé parviennent parfois à éclipser complètement
l’original : il faut faire un petit effort pour se souvenir que vélo, accro
ou cinéma, ont d’abord existé en version longue. Parfois, ils coexistent à
égalité avec leur version originale, comme beauf ou occase, et restent dans
le registre de la langue dite « populaire ». C’est ce qui arrivera sans
doute à ordi.
Mais le langage du peuple n’a sûrement pas dit son dernier mot dans le sabir
cyber. On peut penser au contraire que ça n’a pas encore commencé. Le
micro-ordinateur équipant bientôt une famille sur deux et la totalité des
bureaux, son vocabulaire se dégage progressivement de sa gangue technique,
scientifique et officielle. A la bourse des mots, un investissement dans le
verlan par exemple, est probablement sans risque : un teusse pour un site
web, un crome pour un micro-ordinateur ? Le pire et le meilleur sont à
venir. En attendant, c’est un grand classique du vocabulaire populaire, le
mot bécane qui a été le premier à s’installer dans cet univers. Bécane est
un nom féminin, la plupart du temps prononcé par des hommes. Son origine
n’est pas clairement établie, le plus probable étant qu’il provienne d’un
des patois du français. Bicaner aurait signifié boiter, et par extension une
bicane un cheval boiteux, un mauvais cheval, et plus tard une machine qui
fonctionne mal. Une autre explication le fait dériver de « becquant », pour
désigner un poulet et par extension le bruit qu’il fait. Le terme, dans le
dernier tiers du XIX° est en tout cas appliqué à une locomotive, puis
s’étend à toutes sortes de machines, notamment les vélos, et plus tard et
surtout les motos. A chaque étape des progrès de la mécanisation, il y a eu
des bécanes : les machines d’imprimerie, les machines à écrire, et bien sûr
les ordinateurs. Sous un détachement apparent, le terme est en fait
affectueux, il témoigne d’un lien entre un ouvrier et une machine que le
premier maîtrise. La chaîne de montage ne s’est jamais appelée une bécane.
Pour qu’une machine se bécanise il faut qu’elle perde tout mystère, même si
elle peut conserver quelques caprices, voire quelque danger. A cette aune,
l’ordinateur n’est pas une bécane pour le premier déballeur de carton venu.
Mais le respect se perd avec l’apprivoisement de Windows et du plug-and-play
: ordi, bécane, babasse, le succès même de l’ordinateur individuel le
condamne à la condescendance. |
|