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Sur un PC, le clavier est surmonté de douze touches, notées de F1 à F12,
dont le nom complet est touches de fonction. Il est hélas banal de noter
que, la plupart du temps, la majorité de ces touches ne fonctionnent
justement pas. Mais celui qui perdrait son calme à cette constatation
s’exposerait à de multiples crises de rage dans le reste de sa pratique de
la micro-informatique. Il perdrait aussi d’ailleurs son temps, car ces
touches de fonctions inexorablement inertes ont des excuses. C’est qu’en
sabir cyber, le mot fonction est écartelé entre deux sens. Le premier, le
plus ancien, remonte au latin functio et désigne une tâche, ou plus
précisément son accomplissement. On dit ainsi faire fonction, fonctionner,
et dans des pays pétris d’Etat, fonction publique, fonctionnaire. Au sommet
de cet édifice trônera l’adjectif fonctionnel, dont la définition courante,
« rationnellement adapté à la fonction à remplir », devrait faire lever le
sourcil au plus crédule. Mais, comme on le devine, la micro qui n’entretient
que des rapports lointains aussi bien avec le bon fonctionnement qu’avec les
fonctionnaires, avait besoin d’une autre justification pour accueillir le
mot fonction. Justement, un premier rameau dissident du mot d’origine
s’était détaché à la fin du 17° siècle, avec l’essor des sciences modernes :
la biologie commença à parler des fonctions nutritives ou respiratoires du
corps humain, et les mathématiques de fonction dans le sens bien connu des
lycéens. Doté de ces prestigieuses extensions, le terme était disponible
pour tous les flottements. La fonction d’un appareil glissa ainsi
progressivement de ce qu’il accomplissait effectivement au but que lui
assignait son inventeur. Comme si faire l’amour et déclaration d’amour
étaient désignés par le même mot. Mais c’est avec l’informatique, à la fin
du XX° siècle, que cet écart devint réellement poétique. Rares étaient les
techniques, encore plus rares les logiciels à servir effectivement le but
qu’ils s’étaient donné. C’est ici que le mot fonction rencontra le mot
américain feature. Ce terme n’a pas d’équivalent français convenable. Il
peut aussi bien vouloir dire reportage que caractéristique ; il comporte une
connotation de « mise en avant » qu’un francophone découvre avec ces
concerts featuring telle ou telle guest star. C’est bien sûr dans son sens
de caractéristique qu’il rencontra, dans les logiciels, la notion de
fonction. Ainsi une feature (fonction) d’une carte graphique ATI et des
logiciels qui l’accompagnent sera de numériser une séquence vidéo
enregistrée sur un caméscope. Que cette caractéristique ne fonctionne
absolument pas chez n’importe quel être humain non salarié du fabricant ne
lui enlève pas, en sabir cyber, la dignité d’une fonction. Car, ici, les
fonctions qui ne fonctionnent pas sont, sinon la majorité, du moins une très
active minorité. « It’s not a bug, it’s a feature » (ce n’est pas une
erreur, c’est une fonction) est la phrase du service après-vente d’un
éditeur de logiciel qui rapproche le plus le monde moderne des exégèses
byzantines. |
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