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« J’ai pas de réseau… » fulmine l’usager du téléphone portable. « Le réseau
a encore planté » constate Dilbert, philosophe d’entreprise. Aujourd’hui le
réseau est une chose, une substance, invisible d’accord, mais tyrannique.
Comme l’amour, son absence est au moins aussi sensible que sa présence, mais
le réseau est venu se calquer sur le courant –l’électricité – dans notre vie
quotidienne. C’est un retour aux origines très concrètes du mot, puisque au
début, vers le 12° siècle, issu du latin retis (filet), il apparut pour
désigner un objet, une arme, le filet qui servait notamment à capturer des
oiseaux. On disait alors rets, comme ceux qui emprisonnent un lion dans la
fable de Lafontaine, et qu’un rat saura délivrer. La morale de cette fable
était « on a toujours besoin d’un plus petit que soi ». Aujourd’hui, elle
semble avoir perdu de sa force en chemin : les réseaux ont plutôt tendance à
emberlificoter les petits et à favoriser les gros, qui se mangent entre
gros. C’est que rets avait d’abord donné un diminutif, resel, qui abandonna
toute sa fantaisie dans cette résille des bas qui enveloppent les jambes
féminines de signes redondants. Pour le sérieux, il y eut réseau, terme
d’abord médical (réseau sanguin) puis qui fit carrière dans l’espionnage et
les nouvelles technologies du XIX° siècle. Les Saint-Simoniens, inventeurs
du discours moderne sur les réseaux (on peut fortement recommander à ce
sujet le « Télécommunications et philosophie des réseaux » de Pierre Musso,
PUF, 1997) pensaient avant tout aux chemins de fer. Mais, y compris dans
leur dérive sectaire finale, ils préfigurèrent le discours actuel sur
Internet. LE réseau, cette abstraction, y gagna dans quelques cercles
influents un prestige quasi-religieux. En mathématiques (théorie des
graphes), en science politique (les réseaux d’influence), le XX° siècle
augmenta encore le poids de cette acception abstraite. Et les réseaux de la
Résistance achevèrent de faire entrer le terme au Panthéon des mots
illustres. Destin très différent dans le monde anglo-saxon. Là on dit
network , et si l’origine est la même (net veut dire filet pour pêcher des
poissons en ancien scandinave), le prestige est d’une autre nature. C’est la
puissance de la télévision qui a satellisé le mot : un network, CBS, NBC ou
Fox, c’est à l’échelle du continent américain ce que nous appelons ici une
chaîne. Les autres usages du mot sont savants. Et de fait, malgré l’immense
succès du diminutif net (lui aussi retour aux sources), un network n’est pas
très « nouvelle économie ». Ainsi quand des sites se mettent à proprement
parler en réseau, ils préfèrent qu’on les désigne comme un webring (anneau
de sites web). Cette méfiance envers le réseau inspire alors une hypothèse
pour réconcilier la nouvelle économie, l’étymologie, Lafontaine et la
résistance : d’un réseau, on doit avant tout pouvoir se libérer. |
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